LES
COINCIDENCES
. – Enfermer tout l’univers sous un sola scriptura
consiste à imaginer, qu’en dehors des Ecritures,
Dieu n’a plus rien à faire et plus rien
à dire. Qu’en dehors des Ecritures il
n’y a plus de prophètes, qu’il
n’y a plus d’apôtres, qu’il
n’y a plus de disciples, qu’il n’y a plus
d’anges, qu’il n’y a plus de
démons, qu’il n’y a plus de possessions,
qu’il n’y a plus d’extases, bref le grand
malheur est de concevoir les Ecritures comme un verrou sous lequel la
totalité des siècles est donnée dans
un développement. Des Ecritures qui enferment le ciel et
la terre. Du coup en ce qui nous concerne on ne sait pas sous quel
verset ranger nos guerres, nos pestes, tel séisme, tel roi,
tel décret, ce pays, ce nouveau continent, ou bien encore
cet autre
miracle. Alors on force une participation qui le plus souvent est une
intrusion selon nos craintes, nos caprices, nos habitudes, ou pour
suivre tel docteur, pasteur ou théologien, ou tout
simplement pour se faire ou faire plaisir. A la manière de
la méthode scientifique on traitera le corps
étranger, sa généalogie et son
devenir, sous un modèle qui le recevra et selon la
construction qui gagnera l’opinion du plus grand nombre, car
en général les théologiens se
passeront d’un monde de coïncidences pour lui
préférer celui des successions. Et ainsi fera le
savant dans son exégèse des Ecritures, par de
brillantes déductions qui n’échapperont
pas au principe de contradiction, succession obligée de
causes et d’effets, il interprétera tel
événement à la lumière de
tel passage scripturaire, pour concevoir une synthèse qui ne
donnera qu’un monde possible, voire du probable, mais jamais
du vivant : il subordonnera telle prophétie à tel
oracle biblique ; tel miracle à ceux du Christ, de Paul ou
de Pierre ; ailleurs il introduira son siècle ou
d’autres temps sous le régime des mille ans, sans
oublier le plus docte d’entre tous qui forcera des
séries de millions d’années
à s’épanouir sous les sept jours de la
création, sans y voir là une intrusion
spectaculaire d’une violence intellectuelle inouïe.
Par contre là où il y a
coïncidence des mondes il n’y a pas de place pour
les conséquences. Il s’agit pour le
chrétien de trouver que de la Genèse
à
la Révélation
les Ecritures ne font pas autrement
que de nous présenter des coïncidences au
détour des histoires. Sept esprits de Dieu regardant les
sept jours de la création, sept jours qui
coïncident plus qu’ils ne succèdent
l’un après l’autre, sept jours comme
sept yeux, sept bouches, sept souffles, sept Verbes de Dieu, et
il
y eut un soir et un matin, puis sept trompettes, sept sceaux,
sept coupes, pour tout défaire sur le rythme de la prise de
Jéricho ; et y a encore le pouvoir de Satan : Babylone,
Rome, le monde, des siècles de prostitution, des rois qui
frappent ici et là ; bêtes composites, des bruits
de guerre, Jérusalem encerclée par les
armées, pour en venir aux figures qui annoncent le Christ :
l’Ange de l’Eternel, les animaux et les
chérubins bigarrés, du charbon, des braises, des
sacrifices ; bois, buisson, arbre et croix ; chemin à
travers les eaux, à travers le feu, dans le
désert, dans le ciel. Jusque dans le récit de la
chute où le bien et le mal coïncident tout
à fait, les deux se trouvant sous un même fruit
défendu. La Révélation de Jean est
à lui tout seul un livre de coïncidences, pourtant
l’exégète
préfèrera subsumer un
événement sous une prédiction, la
prédiction devenant comme sa chair
l’évènement sera transformé
en possibilité, méthode qui ne poursuivra ses
efforts qu’en rejetant les oracles plus loin de nous,
à une distance que nous ne pourrons jamais saisir, et
qu’aucun homme ne saisira ; et c’est ici la vertu
du probable et du possible que de ne pouvoir être saisie que
par la pensée, et jamais par la vie qui porte les
coïncidences que nous voyons de partout autour de nous. Car
qui pourrait saisir une pensée qu’aucune vie ne
contient, le concept trouvant ainsi toujours un temps
d’avance, une pensée qui se retrouve sans une
vraie chair, que rien ne borne, et qui pourrait saisir un
fantôme ou un démon sans corps ? Mais cette
méthode trouve un résultat des plus
conséquents car il sera toujours problématique et
discutable de forcer l’intrusion d’un
événement sous un livre qui a tout dit et
où tout est écrit, et qui a tout
prédit. On ne veut pas voir que la prédiction
regarde la coïncidence de plusieurs
évènements dont les possibilités sont
impossibles puisqu’ils nous sont
présentés par la vie qui nous entoure. Il y a
Babylone, il y a Rome, et d’autres cités viendront
à leur tour ; s’il y a sept sceaux et sept
trompettes sous le dernier sceau pour défaire le monde,
c’est parce qu’il y a eu Jéricho rejeton
de Babylone et de Babel qui annonce d’autres
mégapoles ; s’il y a Loth qui fuit la ville
maudite avec sa famille c’est parce qu’il y eut
Noé, le déluge, et l’arche pour le
sauver avec sa famille aussi, et qu’il en sera de
même pour d’autres lieux, et pour ce monde qui est
réservé pour le feu mais
d’où les derniers saints échapperont
à leur tour.
La prédiction sous forme directe ou
indirecte regarde la juxtaposition de plusieurs
évènements dont
l’évènement paradigmatique peut se
retrouver au commencement des temps comme en leur milieu ou
à la fin, ou encore à plusieurs endroits de
l’histoire, la prédiction interdit de comprendre
le sens du temps comme une histoire qui se déroule page
après page en allant du début à la
fin. Conjecturer ou prédire un
évènement à partir d’un
évènement n’est pas impossible, car
pour ainsi dire la pensée économise une chair, et
là où il y a coïncidence des signes il y
a correspondance des sens, mais le faire à partir
d’une prédiction tout intangible, de la cause
vers l’effet, d’une loi qui habille et enveloppe
l’obéissance, voilà qu’il
nous échappe dès qu’on pense
l’avoir saisi, dans le premier cas
l’évènement produit son image, dans le
deuxième nous trouvons un logos qui habille
une chair, une
abstraction. Alors il s’agit de saisir que chaque vers et
chaque rythme d’une révélation trouve
ses coïncidences, des coïncidences qui peuvent se
retrouver dans des évènements de
prédictions mais aussi dans ceux de divers
témoignages : d’autres écrits,
d’autres dires, d’autres prophètes,
d’autres apôtres, d’autres
fidèles, d’autres extases, d’autres
possessions, d’autres anges, d’autres
démons, d’autres nations, d’autres rois,
d’autres guerres, d’autres pestes, et
d’autres miracles, et tout cela sous le regard d’un
seul Seigneur et d’un Seul Dieu.
Le jeu des coïncidences forment des
répétitions vivantes à travers les
siècles, des répétitions
d’ordre métaphysiques qui, même
lorsqu’elles lui sont opposées, ne peuvent
échapper au Dieu
des esprits qui veut le salut de tous les
hommes. Dieu sait très bien que ce qu’un vaurien a
fait il le fera à nouveau et de nouveau, et que
c’est ici la seule méthode qui lui permette de
perdurer dans la création parmi les créatures,
d’où tous les oracles de Dieu sous formes de
prophéties qui veulent prévenir et armer les
chrétiens contre celui qui les accuse jour et nuit devant
son trône ; l’accusateur, qui, à son
tour, sera tourmenté jour
et nuit, mais aux
siècles des
siècles. Il ne faut pas ignorer les
desseins d’un ange
de lumière qui se cache sous le
jeu de ses propres coïncidences, et dont l’ambition,
qui est commune à toute méchanceté qui
poursuit sa propre gloire, est de s’éterniser
à travers les siècles et de voir rejeter son
jugement à plus tard. Le bien peut être une de ses
armes favorites car en mettant fin à un mal il saura se
prolonger en le faisant renaître ailleurs, ou le remettre
à un autre lieu pour un autre temps,
jusqu’à détruire son œuvre
à nouveau. S’il court à sa perte il
détruira sa propre œuvre pour en
édifier une nouvelle sur le cadavre de l’ancienne,
ainsi de la prostituée anéantie par les dix rois
de la Révélation.
On pourrait ici
décrire une manœuvre courante qui fut de nous
abuser en congédiant un mal par un bien, mal que nous
retrouvons à chaque fois et qui dès lors nous
surprend tout confus, ce mal un temps plus loin trouve un ricocher par
le moyen du bien qui le fait renaître, et cela afin que
l’homme perde courage devant un Dieu qu’il
s’imagine être l’auteur de tout bien,
alors que le bien et le mal sont compris dans le même fruit.
Des procédés qui dépendent du dessein
d’un règne parmi les hommes, et c’est
pourquoi aujourd’hui encore l’ange en question
dispute ce monde perdu au Seigneur des seigneurs afin de ne plus
trouver l’obstacle d’un jugement. C’est
alors que nous voyons des hommes qui veulent en finir avec la
coïncidence des deux témoignages, celui du Juif qui
cache aussi celui du chrétien, afin de rendre vaine toute
œuvre en vue du salut et d’accorder le
règne aux ennemis de la croix. L’œuvre
de la croix ne peut se répéter et ne trouve donc
point de coïncidence, même dans un monde
où il n’y eut plus de témoins, car
s’il en était autrement Jésus-Christ
ange ou démon serait tout à fait autre chose
qu’un seul homme. Aussi s’agit-il de revenir sur
ces dernières lignes et d’entendre qu’il
est malséant d’être à la
remorque de l’éthique,
c’est-à-dire du bien et du mal , et
qu’il appartienne à n’importe qui, car
la personne dont tu obtiendras un bien deviendra du même coup
la maîtresse d’un mal, la victime des maux
étant la même que celle des biens, ce bien qui est
une dette que seul un mal peut remettre et réparer, ce que
la coutume vérifie de préférence par
le contraire, le bien étant son favori, mais ainsi
passe-t-on du plaisir à l’insulte parmi ceux
qu’on aime.
LE DIEU AMOUR . – Après l’avoir remarquablement éteint voici que le feu prométhéen nous éclaire de nouveau, et en effet Chestov se fourvoie en logique dans son par-delà le bien et le mal en allant, pour être tout à fait conséquent, jusqu’à justifier une prédestination selon le bon vouloir de Dieu. Dieu est Amour, et Il veut être aimé, ou bien je le dis l’homme n’est pas une image du Dieu vivant. Ici, dans l’Amour, il suffit, comme Chestov l’écrit justement, de remarquer que les lois et les vérités éternelles ne trouvent ni n’aiment Dieu et que celui qui aime Dieu c’est celui qui se retrouve devant Lui, sola fide d’une existence, comme un seul homme face à Lui seul. Il y va d’un renoncement, d’un saut dans l’abîme. Or, tous peuvent sauter, et pour répondre à Chestov je dirai que c’est ici la grâce que tous peuvent mourir pour vivre, et ici il n’y a pas de salut par les œuvres, car le salut n’entre pas dans la conscience de celui qui saute dans le gouffre. Curieusement Chestov ne voit pas que cette prédestination s’accorde trop bien aux attributs théologiques des raisons éternelles d’un Dieu omnipotent, omniprésent, omniscient ; mais un Dieu qui se décide pour l’ignorance, de vivre ici et maintenant, et par la foi, un Dieu dans le gouffre, un Dieu abandonné, un Dieu Amour serait-il moins Dieu pour autant, et n’est-ce pas là que nous trouvons tout le sens du christianisme et de l’amour chrétien ? Se jeter à se perdre pour se retrouver dans un face à face. Mais voilà qui est plus chestovien que ce qu’écrivait Chestov lui-même.
LE
QUATRIEME EVANGILE
. – On oublie que les auteurs des livres du Nouveau Testament
qui
écrivaient en grec, ont connu les Ecritures dans ce
même grec à travers la version des Septante, une
traduction déterminante pour le choix et l’emploi
des mots des auteurs des futurs Evangiles et Epîtres. Aussi
j’en viens à ce mot qui se trouve dans
l’Evangile de Jean et qui est des plus malmenés
par nos modernes, j’entends philosophes et
théologiens, et même Chestov qui voulait
justifier une trahison dans le texte qui aurait servi à
l’hellénisme et à nos raisonnements
qu’il dénonce et déconstruit avec tant
d’efficacité dans ses ouvrages, toutefois ce qui
importe ici fut que
son
intention regardait ce qu’il y avait de plus noble ; mais je
veux
parler du
logos, lo/goj,
un mot qui, il faut bien le souligner,
court
à travers toute les Septante, mais aussi à
travers tout l’Evangile de Jean, et qu’il est juste
de traduire par le mot
parole.
Evidemment il convient avant tout de
mettre Jean 1 : 1 en regard de Genèse 1 : 1, comme Chestov
l’a très bien compris. Or, ici il s’agit
de remarquer que le Dieu créateur du
commencement a tout
créé par le moyen de sa parole, le
Dieu dit dans
la suite des versets, aussi Jean, ou peut-être celui qui
écrivait sous sa dictée, avait bien à
l’esprit la parole agissante de Dieu lorsqu’il
écrivait le mot
logos ; cette parole qui amène à
exister ce qui
n’existe pas, ce qui est d’ailleurs entendu par le
troisième verset du Prologue : Tout pa/nta a
été fait par elle. On peut se
convaincre du sens
employé en considérant les versets 4 et 6 du
Psaume 33 :
La parole de l’Eternel o( lo/goj tou= kuri/ou
est droite,
et toutes pa/nta
ses œuvres
s’accomplissent avec
fidélité (on peut traduire :
s’accomplissent
dans la foi e)n
pi/stei), et plus loin :
Les
cieux ont été faits par la parole de
l’Eternel
tw=| lo/gw| tou=
kuri/ou,
et toute pa=sa
leur armée
par le
souffle de sa bouche. Le mot
logos trouve de nombreuses occurrences
dans le Psaume 119, on s’attachera surtout au verset 160 :
Le
fondement de ta parole est la vérité,
a)rxh\ tw=n
lo/gwn sou a)lh/qeia, qu’il faut comparer avec :
e)n a)rxh=|
h]n o( lo/goj, de Jean 1 : 1. On notera aussi que les
quelques
citations des Ecritures
qui se trouvent dans l’Evangile de Jean ont souvent des
tournures prisent textuellement dans les Septante. Outre les auteurs
ecclésiastiques, même un Philon ne pouvait
être étranger au sens du
logos trouvé
dans les Septante, bien que pour sa part il eût refondu ce
sens dans les sagesses helléniques.
CHESTOV
EN TROIS EVIDENCES
. – Chestov ne parle pas de ce que Leibniz prend
à Luther en raisons éternelles ; le serf arbitre
présente une volonté cachée et une
volonté révélée, pour
justifier une prédestination selon le bon vouloir divin,
étrangement similaires à la volonté
conséquente et à cette autre
antécédente de Leibniz qui servent au meilleur
des mondes malgré le mal qu’il contient. Ainsi la
liberté
chrétienne joue sous le serf arbitre,
c’est-à-dire que ce qui est
révélé est au pouvoir de ce qui est
caché, alors que c’est le contraire qui vaut, est
chrétien celui qui cède sa liberté
à Dieu, qui se jette lui même dans le gouffre, qui
se cache loin des hommes et du monde qui les porte pour accomplir la
loi de Dieu et devenir esclave de cette loi.
Quand on dit que Dieu est omniscient on
n’est pas obligé de penser à des
facteurs conditionnés, ainsi l’omniscience serait
au-dessus de Dieu comme une loi dont il ne pourrait
s’échapper, en effet pour sauver
l’inconditionné on peut très bien poser
que Dieu est l’omniscience même, et pareillement
avec l’immuabilité ou d’autres vertus,
mais c’était peut-être trop kantien pour
Chestov qui met des causes là où il le souhaite
pour dénoncer Athènes et les sagesses
helléniques, ce que par ailleurs il a raison de faire et
qu’il fait très bien.
Dieu a créé l’homme
à son image et le monde qui le porte selon ce même
projet ; alors pourquoi, par exemple, les hommes n’ont-ils
pas des ailes sur le dos ? Un endroit où contre les
évidences Chestov se plairait à
répondre que rien n’est impossible à
Dieu. Mais il ne s’agit pas de savoir si c’est
possible ou impossible à Dieu qu’un homme ait des
ailes ou qu’il n’en ait pas, mais de comprendre que
l’homme à l’image de Dieu ne se pose
même pas cette question, puisqu’étant
à l’image de Dieu justement. Seule la tentation
pose la question du possible ou de l’impossible, car
c’est le désir de devenir des dieux qui pousse les
hommes à se prolonger dans l’autre que soi, dans
le monde des possibles, dans la différence afin
d’être autre chose qu’un seul homme,
autre chose qu’un homme à l’image de
Dieu dans un monde qui le porte. Chestov n’a pas
réalisé, et c’est assez
étrange, qu’il jouait au dieu autant que Platon
avec ses mythes, et que Plotin avec ses extases. Ainsi le juste vit par
la foi, et la foi ne pose pas de questions, elle n’est pas
curieuse, la foi est le saut d’une liberté dans
l’abîme, passage qui exprime
l’obéissance, passage qui trouve son image, ce tu
dois qui rend l’homme esclave de la loi de Dieu,
le tu dois
de Kierkegaard que tant de philosophes n’ont pas admis,
Chestov ne faisant pas exception. S’il est remarquable de
voir une belle œuvre dénoncer les
évidences et trouver de la beauté à
tous les soudain,
il est par contre décevant de voir un si
brillant auteur s’entêter dans le champ de tous les
possibles.
AU
MILIEU DE L’ORAGE
. – La chair ne veut pas mourir, et si on lui
laissait le choix
entre une
vie éternelle dès à
présent, ou mourir en vue de sa résurrection
future…, il n’y aurait plus de foi sur la terre.
La science, c’est le bien et le mal, elle donne la vie, elle
donne la mort, sauve un corps, en perd un autre, cela
n’est pas au pouvoir de l’homme mais appartient
à celui de Babylone, au corps social tout entier,
coagulation de l’humanité en un seul sang. Aussi,
la chair du chrétien se trouvera sous l’emprise
des liens
sociaux de l’arbre de la mort, bien
qu’une volonté contraire et
particulière agisse dans ses membres. Pourtant si cela ne
peut dépendre de sa seule volonté le corps social
prendra le dessus. Par exemple il est de sa volonté de se
préserver de l’impudicité mais pas
d’empêcher la science de lui trouver un
supplément de vie, car même s’il ne le
souhaite pas elle le contraindra par le corps social qui le forcera
à cet excédent, et ici tout est
déjà entendu. Autre exemple : la guerre ; mais
ici la fuite est encore possible. Mais comment fuir dans un corps
malade ou en prison, ici le corps social garde toute sa force. Lorsque
l’église, ou pour mieux le dire le corps du
Christ, ne fait plus qu’une seule chair avec le corps social,
alors son royaume descend sur terre et c’en est fait du
christianisme. Lorsque les lois imposées iront contre le
corps du Christ, il s’agira pour les chrétiens de
désobéir, d’accepter les sanctions, ou
de fuir quitte à rentrer dans l’anonymat.
Le chrétien ne veut pas
guérir ici-bas,
mais il
veut guérir là-bas. La souffrance est ce qui le
révèle au milieu des âges et des
siècles. Et d’un autre côté
la liberté ne lui appartient plus : embarqué, il
se trouve en pleine mer au milieu de l’orage, il
n’y a pas une étoile pour l’accompagner,
mais il s’agit pour lui de suivre celui qui marche sur les
eaux.
DANS
LE TAUREAU DE
PHALARIS
. – C’est ici que je serai le plus dur envers
Léon Chestov, mais c’est aussi parce que je
comprends mieux les ouvrages de Jean Brun qui
s’étendent si peu sur un auteur dont
l’œuvre est une source à laquelle ils
ont beaucoup puisé, jusqu’à reproduire
sa plume dans les notions et les tournures. Il serait possible de
supposer que la critique chestovienne du quatrième Evangile
et de l’œuvre de Kierkegaard devaient trouver un
désaccord silencieux et profond. Et là-dessus je
me rangerai à l’avis de Jean Brun dont les
introductions aux Œuvres
complètes du
maître sont toutes plus brillantes les unes que les autres.
En France, à cette époque,
les
philosophes
découvraient Kierkegaard, mais ils le
découvraient sur le tard, alors il s’agissait de
comprendre son œuvre au plus vite, de rattraper le temps
perdu, produire les meilleurs essais, etc. Car Kierkegaard fut celui
qui se dressa contre les travaux de deux géants, ceux de
Hegel et de l’Eglise officielle. Alors on voulait
être sûr de ne pas avoir manqué trop
d’épisodes dans ce qu’on avait
déjà commenté des géants en
question. On observa son cerveau au microscope, et sous couvert
d’érotisme toute une émulation entre
savants pouvait jouer. C’est à qui ferait le plus
vite tout en convenant de l’affaiblir, car le
problème fut justement que : « Mince ! Kierkegaard
l’avait déjà pensé
! » Un champion inconnu au bagage
démesuré s’était
déjà engagé dans une lutte bien avant
tous, aussi fallait-il le déprécier aux yeux du
lecteur moderne afin qu’il ne prît pas top de place
dans les débats actuels, afin de conserver une
popularité ; il s’agissait de rendre son travail
moins important qu’il n’y parût,
d’occuper le lecteur ailleurs, et de renvoyer
l’essentiel de son œuvre au chevet de
l’éros. Car à cette époque
on se contentait le plus souvent de comprendre l’homme
à travers sa Régine et ainsi on faisait fi de son
Christ, à vrai dire l’idylle tombait bien. Ici
Dieu reste accessoire, car la fiancée conditionne la foi,
l’éthique, la poésie, les masques de
l’homme, et toutes les autres catégories, du coup
Dieu, Christ, l’Eglise, les sermons, le paradoxe,
regardent un autre Kierkegaard, un Kierkegaard invisible,
irréel, imaginaire, et pour la dialectique qui manquait
à l’intelligence de la bien-aimée on
dénonça une sympathie pour l’adversaire
allemand qui ne se détachait pas complètement de
l’œuvre, et c’est presque la
totalité des textes et du sens qui passèrent
à la trappe sans plus d’explications. Les
philosophes aiment les généalogies et tracer les
lignes droites qui vont d’un homme à un autre, et
Chestov qui aurait à redire à ce sujet
n’y échappe pas, or entre deux hommes la ligne
n’est jamais droite. Il faut considérer que le
couronnement se trouve à la fin d’une
œuvre et non au commencement, pourtant on
préfère considérer
l’œuvre religieuse et les combats du philosophe
danois sub specie
aeterni, sous l’œil immuable de
Régine, pour se donner quelque chose à mordre
contre l’hellénisme et ressortir seul vainqueur
des conciles œcuméniques et du géant
Hegel qui dès lors pouvait rire du Dieu de Kierkegaard et
désespérer de celui de Chestov. On aurait dit que
Chestov voulait au plus vite ranger le maître dans sa poche
pour ne plus le montrer à personne. Or le Dieu de
Kierkegaard est loin d’être le même que
celui des philosophes, à lire toute son œuvre on
découvre en Socrate une figure poétique parmi
d’autres qui se trouve à une distance infinie de
Jésus-Christ : Socrate, comme il
l’écrit dans un de ses
discours, en qui il n a jamais cru et qu’il
considère comme un néant comparé
à la figure du Seigneur.
A la lumière du serf
arbitre luthérien Chestov ne supporte pas la
résignation infinie, le renoncement absolu, qui
déterminent la foi qu’il considère
alors comme une œuvre salutaire du libre arbitre, il ne voit
pas que le salut n’entre pas dans la conscience de celui qui
saute dans l’abîme. En quelque sorte selon Chestov
le Dieu de Kierkegaard s’est rendu esclave de la
résignation qui précède la foi ; bien
que ces deux mouvements puissent en décomposer un seul il
s’agit pourtant de comprendre que le Dieu de Kierkegaard est
le même que
celui des Evangiles : Dieu est son Christ, Dieu est Amour,
c’est-à-dire que Dieu est lui-même
lâcher-prise, renoncement absolu, résignation
infinie. J’ajouterai sur le mouvement de l’Amour
que le Christ est lui-même espérance et foi, image
de Dieu, et fils de Dieu. Est-ce l’audace, la
révolte, qui sauveront l’homme ? Est-ce que
l’audace et le repentir, l’audace et la mort
à soi-même, forment un seul corps, font une seule
chair ? Chestov est allé trop vite en besogne. Avait-il lu
les Miettes
philosophiques et le volumineux Post-scriptum qui
l’accompagne à fond, mais surtout avait-il du
temps à perdre ? Même pour ceux qui lui
ressemblent Kierkegaard peut devenir un piège, mais je pense
plus simplement, et au vu de son œuvre et d’autres
considérations qui débordent ses
pérégrinations, que la plume de Chestov
s’est certainement laissée emporter dans les
remous et les exercices d’une
génération d’écrivains.
LA FIN DE LUTHER . – Ce n’est pas le commencement qui couronne l’ouvrage mais la fin, car la fin couronne l’œuvre, mais à bon commencement mauvaise fin voilà ce qui se rencontre dans tout Martin Luther. Car Luther fut une sorte de David qui se cachait chez les Philistins pour fuir l’injuste Saül qui pourtant était l’Oint de Dieu, sauf que David ne resta pas chez les Philistins qui furent seulement des ennemis utiles. Plutôt que de se retrouver dans un grand labeur de traducteur et d’écrivain Luther aurait pu sortir de son cloître, et rejoindre une église à l’image du Royaume qui n’est pas de ce monde, jusqu’à devenir, s’il le fallait, un chrétien tout seul, voire un martyr, au lieu d’en concéder une nouvelle sur les ruines et les décombres de Babylone où Nicée et Augsbourg faisaient une seule chair. Mais il fut tellement ébloui par les dimensions politiques que prirent sa Réforme qu’il désespérait tout à fait de l’âme de ceux qui ne la rejoignaient pas, il ne comprenait pas que le Juif errant et sans patrie se moquait, et avec raison, aussi bien de Rome que de Berlin, c’est pourquoi toute son œuvre se retrouva entre les mains du prince de ce monde. Selon ce modèle il s’agit alors pour celui qui ne renonce pas au siècle de s’élire, ou de se choisir, en rapportant la fin regrettable d’une œuvre à son début étincelant, et en effet Luther n’aura jamais touché Philippiens 3 : 14.
AU
FOND DU GOUFFRE
. – Les textes de Benjamin Fondane adoptent et
poursuivent les points de vue de Léon Chestov selon une
philosophie vivante qui s’édifie sur une foi
remplie d’audace et de révolte face à
tous les murs logiques, ce qui s’entend d’une
irrésignation
face à la morale, à la
raison, à la finitude et à la mort
elle-même afin de voir éclore
la richesse du
réel. Une foi loin de tout renoncement absolu à
soi-même, une foi qui s’oppose à la
croix de la mort à soi-même, alors qu’il
s’agit pour un croyant qui aime son maître de se
charger volontairement des mêmes souffrances et des
mêmes persécutions que le Chemin rencontra,
et
jusqu’à la mort de ce Chemin sur la
croix, qui
toutefois demeure un chemin avant comme après, un chemin de
vie à travers la mort, qui est la mort à
soi-même, un chemin vivant qui est aussi le maître
en personne, et où la vérité, loin
d’être une philosophie ou une passion qui sort de
nos entrailles, coïncide avec la même personne.
Comprenons que la vérité, le chemin et la vie,
sont des existants et qu’il ne convient pas de dire comme si
on parlait d’attributs qu’ils
se trouvent dans mais
plutôt qu’ils
sont le Christ vivant ; aussi les
autres hommes ne sont ni des vérités, ni des
chemins, ni des vivants, mais ils sont menteurs, errants, et morts, car
celui qui se pense vivant est mort aux yeux de Dieu et inversement
celui qui se croit mort est bel et bien vivant. Bon gré mal
gré nos philosophes embrassent une foi loin du gouffre en ce
sens que leur regard le rencontre en refusant de
s’y perdre :
Celui qui voudra sauver
sa vie la perdra, mais celui qui la perdra
à cause de moi la trouvera. Pourquoi
l’audace et
la révolte d’un homme si ce n’est pour
sauver son âme jusqu’au bord du gouffre ? A les
lire ils n’ont que faire d’une repentance, ce qui
est cohérent avec cette incompréhension du
Concept
d’angoisse lorsque Kierkegaard regarde la
liberté comme une tentation, et qu’il
s’intéresse à celle-ci mais en omettant
la tentation que présente le serpent qui si toutefois il
l’admettait deviendrait en quelque sorte une tentation au
carré, et en l’opposant à Dieu qui
selon l’apôtre Jacques ne tente personne
(puisque
chacun est
tenté par soi-même, passage qui
mériterait d’être plus souvent
cité dans son intégralité que
tronqué), et qui la situe donc dans l’homme, chose
qui d’ailleurs rejoint le titre de son ouvrage qui est une
réflexion d’ordre psychologique. Aussi pour
s’intéresser au péché dans
l’homme et à son caractère
héréditaire Kierkegaard éloigne deux
murs, le commandement divin et les paroles du serpent en tant
qu’ils représentent des verbes
extérieurs à l’homme, des murs que
Chestov et Fondane préfèrent conserver pour
protester contre.
Le gouffre peut cacher une issue, comme un chemin,
un chemin au fond du gouffre, un chemin à travers une mer
abyssale ; la même que la foi de Moïse partagea pour
découvrir le chemin où passerait tout
Israël, comme une vie dans une fosse, la même que
Daniel rencontra lorsqu’elle ferma la gueule des lions, et
jusqu’à ses trois compagnons qui furent
jetés dans un brasier pour y découvrir
l’ange de l’Eternel au milieu d’eux. Il
s’agit de rejoindre la voix de celui qui appelle, il
s’agit de mourir pour la trouver, car c’est du fond
de la mort qu’elle s’adresse à
l’homme : Adam
où es-tu ? Le Christ
n’est pas sorti de la foi aussi le ciel se trouve dans le
gouffre avec lui, mais le ciel n’est pas retenu et il
s’élève au-dessus des abysses en
attirant la foi avec lui, le Christ qui est le chemin, et
après lui tous ceux qui ont
préféré la mort à la vie en
le suivant. Bien que le salut n’entre pas dans la conscience
de celui qui saute, ce salut peut l’attendre dans
l’abîme. Une porte peut s’ouvrir au fond
du tourment et de l’angoisse pour celui qui criera : Du fond
de l’abîme je t’invoque Seigneur !
Celui
qui voudra sauver sa vie la perdra, mais
celui qui la perdra à cause de moi la trouvera.
Ne
trouve-t-on pas ce à
cause de moi dans ce verset de Jean :
Il n’y a pas
de plus grand amour que de donner sa vie pour
ses amis ? Benjamin Fondane chevalier d’une
audace
révoltée s’est finalement
résigné et a choisi de souffrir volontairement,
il est entré de lui-même dans le taureau de
Phalaris. Où alors il y serait entré par calcul
philosophique, par audace : « Je ne partirai pas sans elle !
» sa liberté se déterminant au saut par
révolte, par un « NON » qui en ferait
l’économie, la révolte étant
le salut qu’on prend avec soi dans le saut, ce qui est le
refus d’être comme un seul homme loin des dieux
éternels, ce qui est d’une vie ou d’une
liberté à travers la mort, mais une mort
philosophique, un apprendre
à mourir dans un saut qui
s’économise par l’audace de celui qui
apprend ou qui s’arrange avec la mort. Mais une fois
qu’on est dans le gouffre on y est sans celui ou celle
qu’on aime, c’est du fond de
l’abîme que nous entendons ce cri : Pourquoi
m’as-tu abandonné ? et
l’ultime
prière de celui qui refuse la sentence, le tu mourras,
c’est-à-dire « tu ne verras plus ma face
», reste alors sans réponse. Perdre sa vie
à cause du Christ, c’est se placer sous son
sacrifice, sous le tu
mourras, là où aucun salut
ne touche la conscience, mais là où une issue se
détache du fond de l’abîme. Celui qui
saute par audace n’a pas complètement
lâché prise, car l’audace, le
« NON » proféré au bord du
gouffre est encore un regard jeté en arrière, une
raison qui refuse la mort et qui refuse de voir que le gouffre
n’offre point de salut, l’existentialiste retient
l’existence, ses yeux ne voient pas le gouffre tel
qu’il est, il y trouve et imagine un fond, mais la mort et
son séjour transcendent nos existences. Alors il convient de
mourir avant de sauter, c’est de la mort à
soi-même qu’il s’agit, car la mort
n’a pas de pouvoir sur celui qui est
déjà mort, la sentence rejette celui qui
s’est déjà condamné. Aussi
Benjamin Fondane s’est résigné
à l’appel de la Vie et au lieu de s’y
refuser il
se jeta dans le gouffre.
Ouvrir la porte d’une philosophie
désuète car périmée
d’avance à une seule personne, et être
prêt à y perdre sa vie dans le sens de perdre sa
vie pour la perdre avec la seule personne en question, et non pour
sauver les générations et les futurs disciples,
ce n’est plus faire œuvre de philosophe mais de
chrétien. Benjamin Fondane s’est laissé
emporter par l’amour du Dieu vivant, il a entendu une voix
qui l’appelait du fond du gouffre, mieux il a suivi cette
voix, et a rencontré celui qui appelle dans un abandon
consenti par amour, il a lâché prise,
s’est résigné à
l’amour du Christ. La philosophie que ce soit celle de
l’audace ou d’un autre nom voudra faire
école et ouvrir sa porte à un large public,
c’est au moins là son espérance, et la
perspective de longues années d’études,
de débats animés et d’enseignements, ne
peuvent faire balancer cette affaire en faveur d’une
philosophie ou d’un calcul quelconque surtout
lorsqu’on est marié et qu’on laisse
l’être le plus chéri et le plus
aimé au monde sur le bord de l’abîme
après s’y être jeté
soi-même. Lorsqu’il considère une seule
personne qui marche au-devant de la mort pour une mort ensemble,
l’amour est loin du regard que la révolte jette
derrière soi, cette personne est embarquée elle
va de l’avant à son tour, c’est ici le
regard vers l’inconnu, le regard qui s’enfonce et
s’inscrit dans le gouffre, le regard d’un homme
errant qui cherche une patrie, un regard plusieurs fois
décrit par Chestov. L’amour découvre
une résignation mais une résignation
tournée vers l’avant, vers cet inconnu qui se
trouve devant nous et qui appelle. Benjamin Fondane était
mort avant de sauter, comme Abraham il est parti sans savoir
où il allait, mais il a répondu à
l’appel, à la voix qui le secourut : Celui qui
voudra sauver sa vie la perdra, mais celui qui la perdra à
cause de moi la sauvera.
L’
HOMME RICHE
. – C’est dans cette parabole de l’homme
riche et du pauvre Lazare que l’homme sans Dieu est devenu
transparent à lui-même, et il le deviendra encore
dans ce gouffre qui sera la tombe d’où il ne
trouvera pas d’issue, aucun échappatoire
à cause de cette transparence justement, de cette marque que
les Ténèbres porteront à sa
conscience. Marqué dans la certitude de demeurer un
non-amour de Dieu et de son prochain, un non-amour de l’autre
que soi ; aucun lâcher-prise ne venant à la
conscience, mais la recherche absolue du ciment qui fait d’un
homme un dieu parmi les dieux : commerce, mélange des sexes
et des intérêts qui ne servent que
l’homme. Des hommes qui contre Dieu se coagulent pour
façonner le corps social d’une bête
babylonienne, édifier l’
Homme et son commerce,
agglutinement et ralliement au moyen de la pensée, de
l’argent et des machines, amour du prince de ce monde
à son corps défendant, mais bel et bien
présent, porté par une conscience où
perdure le désir d’un appétit
insatiable de dominer sur le tout et sur nous tous, or le monde de
l’homme et le chiffre de son nom regardent le commerce qui
s’est retrouvé sur le dos d’une
bête babylonienne. Bête sociale, religieuse et
artiste, qui sera jetée dans le feu éternel pour
la seconde mort, celle de la chair ressuscitée, marque du
renoncement et d’un chemin éternel, afin que des
hommes exaucés aient
soif de la chair et du sang
qu’ils voulaient outrager, prolonger et dépasser,
pour l’avenir des dieux loin de Dieu et de l’
Homme loin des
hommes ; et ici il s’agit de comprendre que chez
l’homme le lâcher-prise, le renoncement et la foi,
jouent à travers la chair et le sang dont ils ne peuvent se
passer : ce qui est d’être un seul homme, dans les
prémices d’une chair éternelle, face au
seul Dieu vivant.
On songera aux tourments avant l’heure
d’un démon sans corps lors de
l’épisode biblique des pourceaux. La conscience
est éternelle mais l’espace et le temps sont les
sens dont les mouvements portent le renoncement à la
conscience, aussi en Dieu
nous avons la vie,
c’est-à-dire
le mouvement et
l’être, son renoncement. Pour ne plus
trouver la vie
d’un
homme en Dieu il suffit d’en écarter
l’être ou le mouvement de sa Présence,
le jugement divin enceinte de l’amour ôte le
mouvement là où il s’agit
d’empêcher d’avancer la main, et ainsi de
l’homme riche qui fut obligé de demander
à Lazare d’avancer son doigt vers lui pour le
rafraîchir. Les mains du riche sont liées, mais
sur terre, de son vivant, a-t-il seulement voulu délier
celles de Lazare ? On comprendra maintenant cette ordonnance prise au
sujet de l’homme qui se retrouve dans le livre de la
Genèse :
Empêchons-le maintenant
d’avancer sa main, de prendre de l’arbre de vie,
d’en manger, et de vivre éternellement
; pour
passer les chérubins gardiens du chemin qui conduit
à l’arbre de vie il faut se munir du renoncement,
du lâcher-prise et de la foi, ou pour le dire en peu de mots
il faut mourir pour vivre, tout ce qui se dit de la mort à
soi-même.
L’ EXCEPTION . – Tout cela tombe sous les yeux, on nous montre des malheurs sans le concours de notre volonté, on les rencontre aussi sans qu’on nous les montre, il est très difficile d’évoluer en terrain connu lorsqu’on a touché les existences qui nous dépassent, et il est sûrement plus facile de se résoudre devant un inconnu. Comment trouver la force de Benjamin Fondane, et de faire un seul pas dans l’adversité et le malheur que l’on connaissait pour nous avoir précédés ? Comment a-t-il réussi à s’abandonner entre les mains du nazisme, un des pires sortilèges que l’homme ait trouvé pour servir les Ténèbres ? D’un autre côté il fut entre les mains d’une grâce bien particulière, mais se doutait-il qu’il deviendrait l’exception, et une exception redoublée par rapport à ceux qu’il avait pu suivre, aimer ou imiter ? Le dernier geste de sa vie transcende toutes nos œuvres et parle autant que les Evangiles. Ce geste fatal rend l’encre inutile et vaine, autant la sienne, celle de ses contemporains autant que la nôtre. Il fut comme un Christ conduit à la boucherie, il est mort comme un Christ, comme le Christ qui n’a rien écrit. Il est mort par amour et dans l’amour, un amour qui l’appela à le suivre de l’autre côté du malheur. Aussi l’apparence du premier abandon en souligne un second bien réel, l’ultime abandon qui se fait par la foi entre les mains du bonheur.